Nous avons tous un rapport différent au futur. Nous pouvons refuser d’y penser. Nous pouvons en être obsédés. Ou tout simplement nous sentir concernés par ce dernier. En pleine ère de la permacrise, difficile de ne pas être inquiet quant à l’évocation du futur. S’offrent alors à nous différentes options : le subir, tant bien que mal, ou en façonner un nouveau.
Le 18 janvier 2023, c’est ce second choix qu’on fait une vingtaine de personnes lors du lancement de notre offre de Design Fiction, Popcorn Futurs. Ils se sont collectivement projetés dans le futur du Travail à travers 6 imaginaires, pour ensuite revenir et créer des bifurcations.
Illustration par Jeremy Pintat pour La Guilde
Qu’est-ce qu’une bifurcation ?
C’est un point de départ. Un nouvel embranchement. Un événement qui vient changer le cours des choses. La création d’une nouvelle ligne du temps où les usages, les mentalités ou encore les comportements collectifs vont différer de notre ligne de temps à nous. C’était d’ailleurs le thème de la Biennale du Design en 2022 à laquelle nous avons participé.
Dans cet article, nous vous partageons 5 bifurcations imaginées par nos participants, pour vous inspirer sur le futur du travail et les changements à penser dès aujourd’hui pour demain.
1° Le droit à la couleur :
Aujourd’hui, malgré des évolutions notables, les open spaces sont encore très gris, noirs et bleus. Et selon les secteurs, la palette de couleurs peut vite devenir monochromatique. Pourtant, de multiples études montrent l’influence de la couleur au travail, que ce soit dans les locaux ou par les styles vestimentaires. On peut notamment penser à Google qui a rendu ses locaux célèbres avec ses pièces organisées par couleurs, pour optimiser les différentes tâches de ses salariés. On sait par exemple que le rose va apporter des émotions positives et avoir un effet antistress.
Alors pour pousser les entreprises à accepter la couleur au sein des équipes, nos participants ont évoqué le “droit à la couleur”, une nouvelle loi qui pourrait être inscrite dans le code du travail. Son objectif ? Tout simplement de permettre à tous, si ce n’est d’encourager, le choix vestimentaire sans contrainte et la possibilité de s’habiller de la couleur que l’on souhaite.
Les avantages :
Dans un monde ou règne le droit à la couleur, la société viendrait casser les codes des métiers institutionnels. Mais le plus important, c'est de permettre aux individus d’être plus à l’écoute d’eux-mêmes et des autres, la couleur devenant un moyen d’expression à part entière. Par exemple, le bleu pour évoquer la concentration ou encore l'orange pour les journées créatives. Au contraire, le gris ou le noir pourraient être associés à de “mauvaises humeurs” ou la nécessité de ne pas être contrarié.
Les limites :
Cependant, il ne faut pas que la couleur devienne systématique et vienne remplacer le moindre espace blanc. Car si la couleur peut venir enrichir un environnement, il ne faut pas négliger l’importance du vide pour laisser place à la créativité. Attention aussi à la surabondance de couleurs qui pourrait avoir un effet “trop plein”. Si un usage intelligent de la couleur peut influencer l’humeur, attention aux abus. Mettre en scène trop de couleurs qui s’affrontent entre elles (pensez à Time Square) peut venir surcharger le champ de la vision et avoir l’effet inverse.
2° Création d’écoles infinies :
Pour la seconde bifurcation, nos explorateurs sont partis d’un constat simple mais particulièrement important : dans un monde qui va de plus en plus vite, les compétences acquises tendent à devenir vite obsolètes. De plus, l’éducation est historiquement perçue comme réservée aux enfants.
Alors pour palier cet enjeu, ils ont évoqué la création d’écoles “infinies” dans lesquelles il est possible de se rendre peu importe notre âge et notre situation. Bien sûr, cette école serait gratuite. Mais pour favoriser la circulation des savoirs, une règle fondatrice serait de mise : la contrepartie de chaque apprentissage se paye, pour chaque adulte, par la contribution à la transmission d’un savoir (similaire ou différent) auprès d’autres personnes. Provoquant ainsi une montée exponentielle des connaissances collectives, puisque la connaissance deviendrait une monnaie d’échange.
Les avantages :
Imaginez, un monde où l’école est infinie. Cela voudrait dire que personne ne se retrouverait dépassé par l’évolution du travail. Où chaque personne pourrait s’épanouir, changer de métier, adapter son activité par rapport à sa vie. Et surtout, un monde basé sur le partage et la circulation de la connaissance, qui met la confiance au cœur de nos rapports sociaux.
Les limites :
nous pouvons questionner certaines limites comme le désintérêt potentiel des individus. Car aller à l’école toute sa vie n’est pas fait pour tout le monde. Aussi, il faut se poser la question de comment gérer son emploi du temps, entre travail et formation. Et de la baisse de productivité que la formation pourra amener.
Enfin, il ne faut pas que cette école infinie vienne créer de l’anxiété chez les individus, qui auront le sentiment de n’être jamais assez compétents et opérationnels sur certains sujets.
Animation intergénérationnelle à l’école de Goûts-Rossignol. Cette animation répond à une demande des résidents, de renouer des liens entre générations et de s’ouvrir davantage sur l’extérieur.
3° L’indicateur de contribution au monde :
Notre société est habituée des indicateurs en tout genre. On pense naturellement au PIB, mais aussi au “score de bonheur” ou même à l’indice Bigmac.
Cependant, notre atelier a permis de mettre le doigt sur une idée forte : pourquoi ne pas créer un indicateur pouvant mesurer l’impact d’une personne ou d’une entreprise, à la manière d’un score, sur les différents enjeux que sont l’écologie, l’égalité, la lutte contre les discriminations ou encore l’innovation. Des premières initiatives comme les labels B-Corp ou Best Place To Work ont fait leur apparition dans le monde du travail, et des app comme Yuka dans le secteur alimentaire. Ici, l’enjeu est d’avoir un indice plus global qui puisse servir de référence.
Les avantages :
Nous pourrions vivre dans un monde ou l’écologie n’est pas synonyme de greenwashing et de “bullshit”. Au contraire, nous ferions en sorte que chaque entreprise soit transparente sur son apport au monde, laissant la possibilité aux individus de faire de meilleurs choix. Au-delà d’avoir un indicateur mesurable, c’est aussi une mesure incitative pour les organisations à participer à un monde meilleur et se préoccuper des enjeux publics.
Les limites :
Mais, il ne faut pas aller trop loin. Car le système d’indice peut devenir un score et amener toutes les dérives qui lui sont liées. À la manière du crédit social en Chine, pourrait apparaître une police de l’indice. Elle chercherait à réprimer les entreprises n’ayant pas un score jugé suffisant. Ou à l’inverse : trop de labels et d’indices amènent à une perte d’importance de ces derniers.
Et sans parler d’aller jusqu’à cette forme de société du contrôle, on peut se demander si le surplus d’information ne va pas amener les consommateurs à toujours tout analyser et créer un épuisement social, à l'image de l'infobésité.
4° Choisir son métier quand on est enfant
Cette quatrième bifurcation a créé beaucoup de débats. Et pour cause, demander à un enfant de choisir (pour de vrai) son métier plus tard semble très utopiste ou carrément déraisonné. Notamment lorsque l’on sait que 22% de la population seulement exerce le métier dont elle rêvait enfant.
Mais avant de tuer cette idée dans l’œuf, prenons le temps de repenser deux minutes à notre enfance. C’est une période exceptionnelle. À cet âge-là, nous n’avons peur de rien, nous ne nous limitons pas à cause du regard des autres, ou des injonctions sociétales.
Alors pour donner vie à cette idée, les participants ont choisi de transformer l’école et de s’inspirer de méthodes d’enseignement alternatives (Montessori, Steiner, Freynet…) où l’enfant est moteur de son apprentissage. Le corps enseignant, quant à lui, est là pour favoriser l’exploration, laisser place à l’intuition et casser les barrières mentales limitantes.
Les avantages :
Depuis toujours, les enfants se laissent aller à l’inventivité, sont créatifs, audacieux et plein de rêves. Alors dans ce monde, toucher à ces rêves d'enfants pour leurs donner vie est l’occasion de créer une société plus en phase avec elle-même. Où la dépression et le chômage diminuent, où les citoyens ne subissent plus leur quotidien.
Limites :
Cependant, il faut faire attention au manque de maturité qui peut, parfois, mener à une forme d’idéalisme. C’est évident. Toute la question de cette bifurcation est de pouvoir accompagner l’enfant dans ce choix, et ne pas simplement le laisser choisir sans réfléchir. Une autre question doit se poser : Est-ce bon de sortir un enfant de son “rôle” d’enfant en lui demandant de réfléchir aussi sérieusement à son futur métier ?
https://compassion.ch/6-enfants-vivant-dans-lextreme-pauvrete-parlent-de-leurs-reves-davenir/
5° Enseigner le développement personnel à l’école
Pour finir cet article, restons sur les bancs de l'école. La dernière idée formulée par nos participants n'est autre que l'ajout d'une nouvelle matière à l'école. Matière dont l'enseignement pourrait, à terme, changer grandement le monde du travail : Le développement personnel, au sens large.
Dans ces cours, les enfants pourraient apprendre certains fondamentaux de la psychologie, des biais cognitifs, mais aussi la pensée critique et la connaissance de soi. Dans ce cours de sciences humaines, l’objectif serait d’initier les enfants à la psychologie, les biais cognitifs et les aider à développer une pensée critique et autonome.
Dans ce monde, le travail prendrait une nouvelle tournure. D’abord grâce à l’émergence généralisée des méthodes d’intelligence collective, mais aussi des profils qui se connaissent mieux et font des choix d’orientations plus stratégiques. À un autre niveau, cette bifurcation peut aussi impacter le bonheur des individus, et diminuer le nombre de burn-out et de démissions.
Les avantages :
Dans un monde ou cette bifurcation s’est généralisée, les enfants développent une connaissance de l’Humain particulièrement complète. En apprenant autant sur eux-mêmes que sur les autres, ils s’arment de connaissances qu’ils utiliseront toute leur vie. On peut penser à savoir formuler des idées, les défendre, connaître son rythme biologique, son chronotype et ses pics d'énergies, ses forces et ses faiblesses, entrer en empathie avec la personne en face et même déjouer les fake news. D’un point de vu collectif, c’est l’occasion de favoriser l’émergence des entreprises holacratiques et des formes de pouvoir partagées plus horizontales.
Limites :
Mais ces connaissances ne doivent pas faire de ces nouvelles générations des personnes toujours plus exigeantes et “gâtées”, incapables de sortir de leur zone de confort. Aussi, les connaissances psychologiques, comme les biais cognitifs, ne doivent pas devenir des outils de réussite personnelle au détriment de son entourage, ou des armes capable de nuire à autrui. Cette bifurcation pose aussi la question du leadership en entreprise et de la capacité des organisations à prendre des décisions lors de moments difficiles ou dans l’absence de consensus.
Conclusion:
Cet atelier de Design Fiction nous montre une fois de plus la volonté de changer un monde du travail à bout de souffle. Non, mieux, de le réinventer. Face à la quête de sens des individus, l’arrivée fracassante de l’IA, les multiples crises économiques et environnementales… le Travail subit une mutation profonde. Mais pour se transformer en quoi ? Si certaines bifurcations semblent impossible à réaliser, elles portent en elles un potentiel de renouveau non négligeable. Des élans créatifs qui redistribuent les cartes et font que le futur du travail ne se conjuguera pas au singulier mais bien au pluriel. A nous, dès à présent, d’initier ces changements, ces petits pas et autres initiatives qui génèrent de nouveaux embranchements. A l’image des entreprises pionnières ont accordés des congés menstruels, sans attendre que la législation du pays ne s’en saisisse. C’est dans l’addition de toutes ces petits bifurcations que nous nous dirigerons vers un futur désirable.